Les enfants de Gatti De Gamond

« Vous qui n’avez pas peur de moi
Parce que je suis petit parce que je ne suis plus
Ne me reniez pas
Rendez-moi la mémoire de moi »
Jerzy Ficowski. Sept mots

 

Chaja (Hélène) Gancarska n’avait que 15 ans lorsque la guerre éclata. À la fin de 1941, les nazis décidèrent d’interdire la présence des élèves juifs âgés de plus de 15 ans dans les écoles non-juives. Hélène ne put poursuivre ses études. À la recherche d’un emploi, elle s’engagea dans l’école gardienne Nos Petits, rue du Canon, où elle s’occupa d’enfants juifs âgés de 3 à 5 ans. Puis elle rentra à l’Institut Gatti de Gamond, à Woluwe-Saint-Pierre, où elle s’occupa d’enfants cachés jusqu’à ce que la Sipo-SD (regroupement de la Sicherheitspolizei et du Sicherheitsdienst) se présente à la grille du pensionnat.

La première personne à avoir témoigné pour les enfants disparus de Gatti de Gamond est Hélène Gancarska. Elle fut la dernière à les avoir vus, la première à connaître leur sort.

Hélène Gancarska,
Arbeidsbewijs van Hélène Gancarska, uitgereikt door de Jodenvereniging in België. Gancarska was juf op de kleuterschool van Brussel, juli 1942, © KD - CNHEJ

Monitrice des plus petits au pensionnat, Hélène Chaja Gancarska avait assisté au premier tri entre les enfants non-juifs et leurs camarades juifs, à l’aube dans sa chambre du deuxième étage, rue André Fauchille, parce que cette chambre était la plus grande. Après que tous aient été enregistrés à l’Aufnahme, elle fut chargée du groupe des « enfants isolés » à la caserne Dossin parce qu’elle en était la plus âgée.

Elle seule avait vu ces enfants un par un durant un mois et demi dans les murs de Dossin, elle seule les avait suivis, accompagnés, aidés jour après jour pour qu’ils puissent se laver, se nourrir, bénéficier du lait ou de l’eau chaude nécessaires à leur entretien ; elle seule avait le droit d’aller visiter Sisie à l’hôpital sous une surveillance stricte, comme « mère de substitution », elle seule a vu Bernard partir avec l’ambulance rejoindre Sisie, elle a vu les uns ou les autres de près au quotidien, mais elle n’a pas non plus donné beaucoup de détails sur cet intermède à la Caserne ; n’oublions pas qu’elle n’avait que 18 ans.

Sisie Isidoor Kossower, l’un des enfants raflés à Gatti de Gamond. Tombé malade à la caserne Dossin, il est soigné à l’OLV-Gasthuis de Malines du 28 juin au 25 juillet 1943 avant d’être déporté par le Transport XXI. Âgé de 4 ans, le petit garçon a été assassiné dans les chambres à gaz de Birkenau à l’issue de la sélection. © KD – Yad Vashem, Jerusalem
Rywka Kossower, sœur de Sisie, également raflée à Gatti de Gamond. Elle avait 15 ans quand elle a été déportée. Elle n’a pas survécu. © AGR – Bruxelles

« Malines s’est estompé en arrivant à Auschwitz », raconte Hélène Gancarska dans un entretien. « Malines n’était pas encore l’enfer : c’était seulement un avant-goût de l’enfer », dit-elle en 1995, pour expliquer que sa mémoire a surtout retenu le passage à Birkenau.

Les enfants et adultes juifs arrêtés au pensionnat laïque Gatti de Gamond le 12 juin 1943 ont été déportés à Auschwitz-Birkenau le 31 juillet par le convoi n° XXI, comme on peut le voir sur la liste de Transport, où certains figurent les uns à la suite des autres, ou sur leur fiche d’enregistrement marquée du cachet violacé de la « mise au travail », apposé trompeusement sur ce document bureaucratique, qui nous aide aujourd’hui à les retrouver.

La liste de déportation sur laquelle figure le nom d’Hélène Gancarska, © SVG – Bruxelles
La liste de déportation sur laquelle figurent quelques enfants raflés à Gatti de Gamond (No 1098 à 1104), © SVG – Bruxelles

Deportatielijst met daarop de naam van Rachel Tomar die ook opgepakt werd tijdens de razzia in Gatti de Gamond (nr. 214) © DOS – Brussel en KD – Fonds Kotek

Identificatiefiche opgemaakt door de Sipo-SD op naam van Emma Patron. © DOS – Brussel

Issus pour la plupart du quartier d’Anderlecht, où ils avaient fréquenté l’école municipale jusqu’en juin 1942, les enfants avaient connu différents lieux de cache où ils avaient parfois dû se séparer de leurs parents. Puis, ils s’étaient retrouvés au pensionnat de Woluwe-Saint-Pierre, où certains rejoignirent des voisins ou amis, venus comme eux accompagnés par Ida Sterno du Comité de Défense des Juifs ou par leurs propres moyens, pour échapper aux traques, mais aussi pour continuer à étudier. Souvent nés à Bruxelles ou Anvers, et pour la plupart, issus de familles polonaises qui avaient fui leur pays dans les années ‘20 ou ‘30, tous furent déclarés apatrides en entrant à Malines, ce qui réglait définitivement leur sort.

On évoque ici ou là la rafle du pensionnat Gatti de Gamond parce qu’elle marque un moment (mai 1943) où les Allemands voulurent faire un exemple de ce qu’il en coûtait aux non-Juifs de cacher des Juifs, « le séjour illégal d’enfants juifs chez les Aryens » n’étant plus toléré. L’action des nazis cibla d’abord le Couvent de l’avenue Clemenceau à Anderlecht, où des fillettes juives avaient été cachées par le CDJ. À l’issue de la perquisition, la Sipo-SD octroya un délai à la mère supérieure pour qu’elle puisse préparer les enfants, qu’on viendrait emmener plus tard. Avant l’expiration de ce délai, la résistance juive, prévenue de cette rafle,  « enleva » les enfants pour les mettre en lieu sûr. On dit que la perquisition menée vingt jours plus tard contre l’Institut Gatti de Gamond fut peut-être une sorte de représailles de la part des agents de Fritz Erdmann, chef de la section juive de la Sipo-SD, qui s’étaient vu berner.

Cette fois, aucun délai ne fut accordé et les cinq policiers de la section juive IV B3 de la Sipo-SD de Bruxelles se présentèrent à l’aube d’un samedi de Pentecôte pour surprendre leurs victimes. Après une sélection brutale destinée à séparer les Juifs des non-Juifs, ils embarquèrent sur-le-champ tous les suspects trouvés sur place et les emmenèrent avenue Louise, dans les caves de la Sipo-SD. Tandis que les enfants et adultes juifs étaient convoyés en camions bâchés à la Caserne Dossin, Odile Ovart, la directrice, son mari Rémy et leur fille Andrée furent internés à la prison militaire de Saint-Gilles.

Het pensionaat Gatti de Gamond in de André Fauchillestraat in Sint-Pieters-Woluwe. © Archives WSP / Archieven SPW – Collection communale

Andrée Ovart fut libérée le 29 juillet après avoir été interrogée à plusieurs reprises avenue Louise. Ses parents resteront enfermés huit mois à Saint-Gilles, avant d’être déportés sans jugement par mesure de sûreté militaire aux camps de Ravensbrück et Sachsenhausen. Odile Ovart fut présumée décédée à Bergen-Belsen, dans le courant du mois de mars 1945. Son mari Rémy Ovart fut assassiné pendant l’évacuation du camp de Buchenwald, au début du mois d’avril, un ou deux jours avant la libération du camp. Le seul motif déclaré de leur arrestation est l’hébergement illégal de Juifs. Mais on sait aujourd’hui qu’ils appartenaient à la Légion belge depuis début 41 et avaient, à ce titre, également hébergé des militaires, des aviateurs, des réfractaires ou des soldats alliés dans leur pensionnat jusqu’en 1943, ce qui a pu être retenu contre eux comme circonstances aggravantes dans leur déportation.

Parmi la douzaine d’enfants arrêtés ce 12 juin 1943, rue André Fauchille, certains n’ont pas été déportés. Un petit garçon de deux ans et demi, dont on ne connaissait que le prénom, fut libéré à la mi-juillet avec d’autres « enfants isolés » et placé dans une pouponnière de l’AJB. Un autre enfant, encore non identifié, aurait bénéficié de l’appui d’une légation étrangère ; enfin Bernard Lipszstadt, bien qu’âgé de douze ans, s’évada de l’hôpital de Malines le 28 juillet, soit trois jours avant le départ du train. Il témoigna ensuite pour la mémoire de ses camarades et des parents Ovart, qui seront déclarés Justes parmi les Nations en 1994.

Bernard Lipsztadt parvient à s’enfuir de l’hôpital de Malines, où il a été soigné du 6 juillet au 28 juillet 1943. Il a échappé à la déportation © Association pour la Mémoire de la Shoah – Bruxelles
Hélène Gancarska, © SVG – Bruxelles

Hélène Gancarska survécut à la déportation après s’être échappée d’une Marche de la mort consécutive à l’évacuation d’Auschwitz, mais elle ne retrouvera la liberté qu’à la fin du mois d’avril 1945. Elle ne cessera de répéter qu’elle n’a dû sa survie qu’à ses amies résistantes avec qui elle s’était liée pendant les deux heures de promenade quotidienne qu’elles faisaient dans la cour de la caserne Dossin à Malines.

Séparée de « ses » enfants avant le départ du train, elle apprit qu’ils étaient montés dans les camions qui attendaient les plus faibles à l’arrivée du convoi. Elle ne connut leur sort qu’à l’issue de la période de quarantaine pendant laquelle on procédait à l’épouillage et au marquage des nouvelles venues. C’est la prisonnière préposée aux vêtements qui lui fit comprendre ce qu’ils étaient devenus en lui montrant la fumée des crématoires, quand elle lui demanda des nouvelles de « ses » enfants.

Notice rédigée par Frédéric Dambreville
Né en France en 1953, Frédéric Dambreville poursuit un travail artistique à travers la peinture, la gravure et l’écriture. Il a également travaillé dans le monde de l’éducation.
Il y a quelques années, il a entamé un travail documentaire et de récolte de témoignages sur un aspect de la « guerre aux enfants » menée par les nazis, qui est le sujet de son livre en préparation. A la fois quête et enquête, ce livre intitulé Les Disparus de Gatti de Gamond (Editeur CFC éditions.), rend compte d’une rafle d’enfants juifs cachés au pensionnat laïc Gatti de Gamond à Bruxelles en 1943 et déportés à Auschwitz-Birkenau. Plus qu’une restitution historique, c’est une vision d’artiste, singulière, tenace et originale que l’auteur livrera et illustrera par des documents d’archives et des gravures.

« Habitant le rez-de-chaussée de l’ancien pensionnat Gatti de Gamond transformé en immeuble d’habitations dans les années cinquante, j’ai découvert par hasard ce drame en voulant déchiffrer une inscription gravée sur la pierre de la cheminée de la pièce principale, il y a de ça quelques années. Après avoir constaté qu’on possédait relativement peu de données précises sur le sujet (y eut-il ou non dénonciation ? La rafle a-t-elle été provoquée par le fait que des résistants trouvèrent refuge ici ou uniquement parce qu’on y hébergeait des Juifs ? Combien d’enfants et d’adultes ont-ils été exactement raflés ou déportés ? Qui étaient-ils, d’où venaient-ils ? Etc.), j’ai entamé des recherches pour comprendre ce qui s’était vraiment passé, puis tenter de retrouver l’identité des victimes. Reconstituer l’histoire de chacun, et peut-être redonner vie ou un visage à ceux que l’on a voulu anéantir parce qu’ils étaient « porteurs d’avenir » est l’objet de ce livre écrit en mémoire des personnes arrêtées le 12 juin 1943 au 10 rue André Fauchille, à Woluwe-Saint-Pierre. S’appuyant sur des témoignages, mais aussi des archives relatives aux victimes de la guerre, il s’efforce de restituer le chemin qui m’a conduit jusqu’à elles. »