Norbert Stern était un jeune pianiste de talent, né dans une famille juive polonaise qui s’était réfugiée en Belgique après la montée du nazisme. Sa prestigieuse formation musicale n’a pas permis à Norbert, ni à ses parents, d’échapper à la persécution ; ils furent assassinés à Auschwitz-Birkenau. Cet article, rédigé par Roger Peltzman, le neveu de Norbert Stern, retrace l’histoire de ses premières performances et de la tragédie de sa mort, qui ont inspiré à Peltzman une pièce de théâtre intitulée « Dedication », en mémoire de cet oncle talentueux qu’il n’a jamais pu rencontrer.
En 1933, Norbert Stern a onze ans quand il fuit Berlin pour se réfugier en Belgique avec sa famille. Considéré comme un pianiste au talent exceptionnel, il est immédiatement admis au prestigieux Conservatoire royal de Bruxelles. Mais ses parents (Mayer et Flora Stern) étant polonais, il n’est reconnu comme citoyen par aucun des deux pays.
Norbert étudie le piano auprès du pianiste et compositeur belge Charles Scharrès, bien qu’il semble évident que ce dernier n’a pas grand-chose à apprendre à son jeune élève surdoué. L’étude de la musique de chambre auprès du violoniste préféré de Béla Bartók, le musicien juif hongrois André Gertler, revêt par contre une grande importance, tant pour l’élève que pour le professeur.
En 1937, à 14 ans, Norbert remporte le concours annuel de piano du Conservatoire. C’est la première fois qu’un élève aussi jeune remporte le prestigieux prix, et l’évènement crée la controverse. Qu’un élève plus jeune puisse les surpasser est vécu comme une humiliation par ses camarades plus âgés. Après discussion, les membres du jury décident d’attribuer la deuxième place à Norbert Stern. Ils pensent sans doute qu’il aura encore bien le temps de gagner des concours de piano dans les prochaines années.
L’année suivante, Norbert Stern prend officiellement la première place en interprétant les difficiles Études Symphoniques de Robert Schumann. Un critique écrit qu’il « est brillant et très prometteur… il joue comme s’il était nettement plus âgé. » Un autre déclare : « Le Conservatoire découvre de grands solistes et dévoile de nouveaux talents. Un seul mérite d’être mentionné : monsieur Norbert Stern ».
Norbert Stern se produit très souvent en direct pour la radio nationale belge. Il y joue en qualité de soliste d’exception – il est réputé être un « grand interprète de Chopin » – mais aussi en qualité de musicien de chambre expérimenté. Il est bien payé, et sa future carrière semble assurée. Quand l’armée allemande envahit l’Europe en 1939, l’économie européenne s’effondre et le père de Norbert perd son travail. Il n’a plus d’argent. Dans une lettre à son frère qui vit à New York City, Mayer Stern écrit : « Tout va si mal depuis que la guerre a éclaté. Nous avons faim, et nous ne mangeons la plupart du temps que du pain sec et du thé. Je ne gagne rien et ne peux payer le loyer. Je ne sais pas comment nous allons pouvoir tenir. Tout le monde a peur que nous soyons repris par l’Allemagne. Dieu seul sait ce qui nous attend. Le nouvel espoir est de partir avec la famille et d’aller aux USA pour y faire fortune. Mais j’ai tout essayé pour réunir l’argent nécessaire et tout s’écroule parce que je n’ai pas 1000 francs pour les papiers du voyage. Aux USA, il ne me faudrait que peu de moyens pour faire ma fortune. Je sais que Norbert, dont la progression récente prouve qu’il est un artiste mûr, connaîtrait un succès immédiat et gagnerait beaucoup. Il est aujourd’hui indiscutablement le meilleur de toute la Belgique. Personne ne lui arrive à la cheville, tant sur le plan artistique que technique. Les gens découvrent aujourd’hui que son talent est complet. »
Mayer compte sur le talent de son fils pour sauver la famille.
Les Allemands envahissent la Belgique en 1940. Norbert poursuit ses études au Conservatoire, même quand les Juifs sont de plus en plus discriminés. Il reçoit même une médaille du roi des Belges parce qu’il a été unanimement élu meilleur pianiste de l’école. Mais la vie prend un tour dramatique en 1942. Norbert Stern et neuf autres étudiants juifs apprennent qu’ils n’ont plus le droit de mettre les pieds au Conservatoire. Tous les Juifs de la ville reçoivent peu après l’ordre de se présenter dans une gare bruxelloise pour une « relocalisation professionnelle » en Allemagne nazie. À raison, la famille Stern ne donne pas foi à cette fausse assurance et décide de passer dans la clandestinité. Ils se procurent également de faux documents d’identité.
La famille Stern se cache pendant deux ans dans un petit grenier. En dépit des risques, Norbert quitte le grenier pour s’exercer sur un magnifique piano Steinway chez une sympathique famille non juive du quartier. Il assiste même à des concerts, parce qu’il se sent en sécurité avec sa fausse carte d’identité. Malheureusement, il a peut-être trop joué avec le feu. Il est probablement reconnu après avoir assisté à un concert public, et suivi jusqu’à la cachette de la famille. Peu après, la SS force en pleine nuit la porte du grenier et emmène la famille. Béatrice, la sœur de Norbert, s’échappe de justesse en passant par la fenêtre de la salle de bain, juste avant que les nazis ne pénètrent dans le grenier. Elle continue d’échapper aux Allemands pendant l’année suivante et survit miraculeusement à la guerre.
Norbert et ses parents ont moins de chance. Après leur arrestation, ils sont envoyés à Auschwitz-Birkenau. Après la sélection par l’administration nazie du camp, Norbert vit encore au moins un jour et travaille comme forçat. Ses parents, Mayer et Flora, sont quant à eux immédiatement envoyés dans les chambres à gaz. Norbert est désigné pour effectuer du travail manuel lourd dans le sous-camp Auschwitz III, aussi connu sous le nom de Monowitz-Buna. Il n’y reste que trois jours avant d’être renvoyé à l’infirmerie d’Auschwitz-Birkenau : « infirmerie » était un euphémisme nazi. On ne peut confirmer s’il est mort de maladie ou s’il a été assassiné, mais Norbert Stern n’a dans tous les cas pas survécu au camp.
Nous ne saurons malheureusement jamais comment le talent musical de Norbert Stern aurait pu s’épanouir ou se manifester s’il n’avait pas été assassiné au seul motif d’être Juif. Cinquante ans après sa mort à l’âge de 21 ans, son ancien professeur Gertler a confié à sa sœur Béatrice que la mort du jeune pianiste avait été la plus grande tragédie de sa propre vie. Il a terminé par ces mots : « Ton frère aurait été le prochain Rubinstein. »
Le neveu de Norbert, Roger Peltzman, a écrit une pièce de théâtre sur sa relation avec l’oncle talentueux qu’il n’a jamais rencontré, sous le titre approprié de ‘Dedication’. La pièce a été jouée pour la première fois au Fringe festival d’Édimbourg de 2022.